MAGMA, DISCUSSION MULTI-DIRECTIONNELLE AVEC CHRISTIAN VANDER
Christian Vander, figure emblématique de Magma, est un musicien passionnant qui anime depuis des décennies une musique inclassable, entre jazz, rock et classique, inspirant et formant au passage plusieurs générations de musiciens. Voir Magma en concert est une expérience à part entière, presque une nécessité. Au cours d’un entretien, il nous a délivré avec passion quelques anecdotes et conseils musicaux. Le tout avec une gentillesse délicate, un enthousiasme communicatif, guidé naturellement par… John Coltrane.
Après vous avoir vu il y a quelques jours en concert, on sent une énergie intacte au sein de Magma. 50 ans après, qu’est-ce qui vous motive à jouer de la musique, à faire des concerts ?
Christian Vander : La motivation est liée à l’impression de continuer à évoluer. Pas à pas de géants, comme John Coltrane, mais en ayant la chance d’être en forme physiquement. Des personnes m’ont tellement marqué, imprégné de leur musique, que je me dois de continuer. C’est une question de respect vis-à-vis d’eux, mais aussi de soi-même. C’est aimer la musique passionnément. Et pour continuer à exister, il faut aussi aller vers les gens.
Est-ce que Magma a fait des émules au niveau musical ? Est-ce que vous retrouvez l’esprit du groupe dans des formations plus contemporaines ? Je pense par exemple à Thomas de Pourquery ?
Des gens dans ce type d’ambiances musicales ? Ou qui se réfèrent carrément à la musique Zeuhl ?
Oui, ou le mouvement RIO, mais donc des formations plus jeunes ?
Moi, je ne retrouve pas l’esprit de Magma dans cette musique. Ils peuvent s’appeler Zeuhl bien entendu… Ils ne m’ont pas demandé d’ailleurs (rires). Magma appartient à Zeuhl, qui est quelque chose de suprême, mais je ne prétends pas jouer de la musique Zeuhl. On va peut-être commencer un jour. Ce que j’appelle personnellement la musique Zeuhl, c’est de la musique multi-directionnelle. C’est une autre manière de concevoir les mouvements de musique. Jusqu’à présent, je n’avais pas ces directions. J’ai fait une musique comme on l’écoute en général.
Votre relation à John Coltrane est particulière. Comment a-t-elle guidé votre musique ?
J’ai écouté tout ce qu’il écrivait et la manière dont les mouvements se déplaçaient dans l’espace. Je parle ici du quartet magique. Je ressentais tout ce qui se passait. Sur un passage, j’avais par exemple l’impression qu’Elvin Jones avait la tête en bas et subitement… mettait un coup de frein, l’air de dire : ‘on va basculer‘. Et John qui reprenait le thème à ce moment-là. Ce coup de frein désespéré, c’est comme s’il disait à John ‘Attention, on va basculer John !‘. C’est vraiment une impression que j’ai ressentie physiquement. J’avais dit il y a quelques années que je ferais un jour des musiques multi-directionnelles, sans trop savoir de quoi il en retournait. Et j’ai retrouvé plus tard une interview de John qui répondait à la question ‘Comment décririez-vous votre musique ?‘. Il a répondu : ‘C’est une musique multidirectionnelle‘. La période du quartet m’intéresse particulièrement chez lui, beaucoup plus que celle plus free, vers 66-67. La période la plus forte étant en 1965. Il en est sorti beaucoup de choses depuis.
En quoi votre musique se distingue-t-elle de celle Coltrane ?
Elle est conçue complètement différemment du jazz. Ce sont des mouvements qui s’enchainent, avec leur propre couleur. Lorsque je trouve une couleur, j’essaie de la projeter et de créer des sensations nouvelles à l’auditeur — moi le premier d’ailleurs ! Comme d’autres musiciens où sur chaque disque, on se demande ce qu’ils vont faire… comme John. C’était fantastique, ahurissant ! Beaucoup de musiciens de renoms ont commencé par le critiquer : ‘Elvin Jones est un bon batteur, mais il se trompe d’un temps toutes les mesures‘. Ou que McCoy Tyner ne savait pas jouer de piano. Je ne citerai pas le pianiste qui a dit ça, c’est trop dur…. Ils n’avaient strictement rien compris ! John était en avance d’un temps ! Et on entendait des gens dirent qu’il avait un mauvais son de sax. C’est choquant pour un gosse… Moi, j’ai plongé instinctivement dans cette musique. Aujourd’hui, je l’écoute de manière cyclique, un de ses disques n’est jamais loin.
Vous l’avez vu en live ?
Oui à Paris, il a été sifflé ! Après ça a changé. J’allais le voir en France, pas partout bien sûr… Si j’avais pu le faire, je l’aurais fait (rires).
Est-ce que vous pensez que votre musique, que ce soit Offering ou Magma, pourrait être interprétée par des formations différentes ? Par exemple, des orchestres ? Ça vous intéresserait ou vous vous en foutriez complètement ?
En ce qui me concerne, j’essaie de jouer avec l’esprit de la musique de John en quartet ou quintet. Je suis totalement imbibé de cette musique-là. Je dirais, que moi ici, de ce monde, réaliser cette musique en orchestre symphonique, nous l’avons fait. Et on a des projets, mais ça doit rester top secret (rires). Mais c’est vrai que quand je compose cette musique au piano, je l’imagine jouée par un grand orchestre. J’imagine souvent un trombone ou une trompette, dans ma main gauche par exemple. D’ailleurs, je n’ai jamais imaginé être le seul batteur de Magma étant donné le niveau d’énergie envoyée. C’est ce qui se passe en concert… Il faut vraiment bien capter le lieu et envoyer l’énergie de manière groupée… Et c’est fantastique. Mais pour ça il faut que le groupe ait une unité.
Mais vous pensez en termes de musique démultipliée quand vous composez ?
Exactement, mais si j’entends beaucoup de ‘soufflant’, j’entends moins les cordes. Quelque chose m’échappe dans les cordes, bien que je trouve ça très beau.
Comment expliquez-vous le succès de Magma auprès d’un public jeune, aujourd’hui ? Lorsqu’on assiste à un concert, le public est très mixte. On ne voit pas que des vieux ours grisonnants…
Je suis ravi qu’il y ait des jeunes. C’est Stella qui me le fait remarquer, parce sur scène je suis très concentré. Mais effectivement, on a vu des enfants de 10-12 ans ! Une gamine était folle de cette musique à cet âge. Et je comprends… Moi, au sien, j’étais fou de Coltrane. Je pense que la puissance transmise y est pour quelque chose. Sur les disques, c’est plus difficile à véhiculer. Il faut prendre le temps, s’installer. Beaucoup de gens nous ont découverts par ce biais, et c’est pour cela qu’on continue à aller vers les gens. Et puis ils en viennent aux disques.
Une question un peu différente. Si on prend un morceau comme Mekanik, pourriez-vous et voudriez-vous encore composer un titre comme celui-là aujourd’hui ?
Je disais justement ça à un ami récemment : ‘je peux te composer un Mekanik chaque semaine !‘. Non, honnêtement j’ai fait un peu le tour. Ce qu’il faut comprendre, c’est qu’à l’époque, on était limité par le temps, à 18 minutes environ par face. Bien sûr, on pouvait monter au-dessus, comme Miles et ses 26 minutes, mais la qualité dégringolait… Le passage un peu obsessionnel de Mekanik durait 20 ou 30 minutes en réalité ! Donc comme beaucoup de morceaux, nous avons dû réduire, car c’est dans l’obsession qu’on obtenait l’hystérie. Mais à un moment, il faut passer à la suite, sinon on ne finirait pas le disque. Pour un morceau que j’ai fait à titre personnel, ‘Des cygnes et des corbeaux’, j’ai dû retirer un mouvement car j’avais peur de dépasser les 74 minutes maximum d’un CD.
Une question plus stylistique maintenant. Dans l’enregistrement de Mekanik en 1971, au théâtre 140, on a presque l’impression d’une intro bossa nova…
(rires) C’était de l’humour. L’intro était très bossa nova et on voulait donner l’impression qu’on allait jouer un morceau tendre et soudainement… Mekanik commence. Ça n’empêche que j’écoute beaucoup de bossa nova, de musique afro-cubaine. Mais là, c’était juste l’humour du groupe de l’époque. On jouait une jolie intro sourires aux lèvres. Les spectateurs se disaient : ‘Tiens c’est bizarre, Magma a changé de style‘, et puis baaaam.
Le line-up de Magma n’a cessé d’évoluer. Comment s’arrête une collaboration avec un musicien ? Ça se fait dans la douleur ?
Oui, absolument. Les musiciens quittent souvent le groupe au moment même. Claude Engel par exemple. Il était arrivé un peu en retard et il a dit : ‘il y a un ordre du jour : je quitte le groupe‘. Et moi j’étais, comme toujours, parti pour la vie avec lui ! C’était insensé ! Claude Engel ? C’était un pilier du groupe ! On l’appelait l’homme-orchestre. Avec deux pédales, il faisait le boulot que des mecs font aujourd’hui avec 15 ! Un immense guitariste ! On a eu un mal fou à le remplacer… On a fait une bonne section cuivre, mais le manque restait. C’est aussi arrivé qu’on décide de se séparer de quelqu’un, mais ça me pose des problèmes de conscience. C’est abominable…
Cela a toujours été aussi abrupt ?
Le plus souvent. C’est rare qu’un musicien te dise, ‘Dans 3 mois, Christian, je quitte le groupe‘. On a toujours eu la chance de trouver des remplaçants. Mais ce n’est pas simple, surtout un pianiste qui est essentiel. Le piano est l’ossature de la musique.
Et pas la batterie ?
Non, le piano était central. En tant que batteur, j’ai dû trouver une place. Cette musique était complète, déjà très riche rythmiquement. Et c’est peut-être comme ça que j’ai trouvé quelque chose de différent à la batterie, en m’immisçant.
Vous composez au piano uniquement ?
Oui bien sûr. Parfois une heure avant un enregistrement, je ne sais pas ce que je vais jouer. Sur Wurda Itah, par exemple, j’ai joué la partie de piano et Jannick Top la basse. La batterie, je n’y avais pas pensé une seconde et j’ai dû terminer par cette partie. C’était le mot 3-4 et je ne dis jamais 3-4… Ca aussi c’est important. Vous savez pourquoi ? Ca empêche les gens d’anticiper. Les musiciens comptent 1-2, 1-2-3-4. Tout le monde se précipite sur le premier temps. Et c’est moche. Alors qu’1-2, 1-2-3 laisse de la place, de l’ouverture, le loisir d’attaquer comme vous le désirez. Jamais 4 ! Ça fait partie des choses les plus importantes.
Quelles sont vos autres influences ? Ces dernières semaines par exemple ? À part Coltrane ?
Je n’écoute pas beaucoup d’autre musique, mais quand j’écoute quelque chose, c’est du classique, du contemporain. Nadia Boulanger. Superbe, écoutez ça aussi ! Ça m’inspire.
Quelle est la place des solos dans votre musique ?
Je m’en méfie. Ça peut être lassant. Ça vieillit avec le temps. Je demande parfois aux guitaristes de composer les chorus. Avec Didier Lockwood, on avait par exemple tramé un morceau dans la même dynamique que le Chorus de Coltrane Transitions. Sauf que les harmonies ne passaient pas vu qu’on restait linéairement sur un rythme. Coltrane joue un premier solo jusqu’à une sorte de cri. Ensuite, il monte par étage, en dents de scie. Puis vient un nouveau cri, plus profond, plus douloureux, et le troisième est une ascension en spirale. Et à la fin, il redescend tout. C’est extraordinaire !
Avec Didier, on a construit un chorus dans ce type d’ambiance sur Mekanik Kommandoh. Ce n’est pas lassant de le jouer lorsqu’on a une direction. Les gens qui improvisent et qui jouent à la note, ça peut être fantastique un soir, et le lendemain un désastre. Alors qu’ici, on avait quelque chose qui tenait même si Didier était un soir en méforme… Ou moi bien sûr, ça peut arriver. Le solo tenait la route. Il l’a utilisé toute sa vie. Pour la musique de John Coltrane, c’est tellement évident. D’ailleurs, on en parlait avec Philippe Catherine. Il m’avait dit : ‘c’est une belle version poétique de la musique de John Coltrane‘. Je lui ai dit ‘je suis désolé mon cher, mais ce n’est pas ça‘. Il semblait douter. Les gens ne peuvent pas s’imaginer qu’il y a une construction. Les mouvements internes se travaillent. Il y a de l’improvisation bien sûr, mais sans direction, les musiciens se lassent. C’est aussi très important. Il faut une direction pour raconter quelque chose.
La musique, vous y pensez tout le temps ?
Ca se médite, la musique. Quand je marche, je pense musique, comme un félin. Si je chante en pensant un jour à une cymbale, j’analyse cela puis le transpose dans mon jeu. Et ça peut changer mon positionnement de charley par exemple. Musculairement, c’est important. Il ne faut pas frapper mais poser. Parfois, je frappe plus violemment le charley, mais dans l’ensemble je pose souplement. C’est important aussi ! Les muscles sont utiles, mais il faut poser ! La musique nous appelle et on répond. Il faut laisser respirer la peau. Le son peut alors se projeter vers le haut, un peu en éventail. Si vous frappez fort, le son reste bloqué et on perd ce son ample.
(ENTRETIEN : CORENTIN CAUDRON/MOWNO)